• Intervention de J.-M. Goglin : « Existe-t-il des guerres justes ?"

    Prépa concours IEP/Texte original : http://blog.ac-rouen.fr/lyc-bloch-notes/2013/05/06/la-guerre-juste-intervention-de-m-goglin/

     


    Le terme de « guerre juste » désigne :

    • une tradition de pensée,
    • une doctrine d’action,
    • et un problème philosophique .

    À quelle réalité la notion de guerre juste correspond-t-elle ?

    La guerre est par nature a-morale.

    L’État français décide d’intervenir militairement au Mali le 11 janvier 2013. Il déclenche l’opération Serval. Cette intervention s’inscrit dans le cadre d’une intervention internationale dont l’objectif est la mise en œuvre de la résolution 2085 du conseil de sécurité de l’ONU. Cette intervention, décidée par le Président de la République François Hollande, suscite des réactions et des oppositions. Le texte rappelle la prise de position de Dominique de Villepin au sujet de la demande d’intervention en Irak en 2003. Pour justifier sa prise de position, de Villepin retient trois arguments :

    • la guerre engendre la guerre,
    • la guerre ne résout pas les nouvelles formes de conflits qui n’opposent plus des Etats entre eux mais des États à des groupes armés,
    • la guerre ne permet pas de construire des systèmes politiques et des sociétés stables.

    Il est certain que les deux dernières propositions découlent de la première.
    De Villepin pose ouvertement le problème de la violence de la guerre.

    Il est nécessaire de rappeler que l’homme « fait la guerre ». Le terme de « faire » implique qu’il utilise une matière première qu’il façonne pour obtenir un objet.
    De quelle matière première s’agit-il ?
    L’homme peut faire la guerre pour différentes motivations ou buts. Mais il reste que la source ou la matière première de la guerre est la violence humaine.
    La présence de la violence en l’homme est débattue. Jean Bergeret évoque une violence fondamentale présente naturellement en l’homme et que celui-ci doit maîtriser et transformer . Laurent Bègue pense que l’homme est naturellement bon et que la violence n’est que la réponse d’un homme faisant face à une situation à laquelle il ne sait pas répondre de manière appropriée . Il n’est pas possible de trancher mais il est certain que la théorie de la guerre juste pose d’abord un problème d’ordre anthropologique.
    La guerre est, comme l’a défini Clausewitz :

    • violences
    • et volonté de soumettre l’autre .

    Comme de Villepin le rappelle, la guerre engendre la guerre, par mimétisme, par rancœurs.
    Ce sont ces rancœurs qui, même après l’arrêt des combats, nourrissent des désirs de revanches, divisent les sociétés et créent l’instabilité politique.
    Ex : le désir de revanche présent dans le milieu militaire français après la défaite de 1870 face aux Etats allemands et qui contribuent aux tensions internationales d’avant la Première Guerre mondiale.

    Suivant de Villepin, il est possible d’assurer que la guerre est par nature a-morale parce qu’elle remet en cause le droit à la vie :

    • La Seconde Guerre mondiale a causé 58 M de morts,
    • La guerre civile au Ruanda (1990-1994) entre Tutsis et Hutus a causé 1 M de morts.

    Les colonisateurs allemands puis belges ont affirmé la supériorité des Tutsis sur les Hutus lesquels, entre 1990 et 1994, entendent exterminer leurs anciens oppresseurs.
    La guerre est d’autant plus a-morale que les conflits entraînent une proportion toujours croissante de dommages collatéraux.
    Les statistiques révèlent que depuis 1945, le pourcentage des civils touchés dans les conflits est croissance constante.
    Le conflit malien n’est pas une exception : un nombre indéterminé de civils, hommes, femmes et enfants a déjà été tué, 150 000 Maliens auraient quitté leur pays selon l’ONU…

    Donc : si la guerre est a-morale, elle ne peut être juste.

    Il est certain que certaines guerres peuvent sembler justes.

    Takioullah Eidda, l’auteur du texte, rappelle que certaines guerres sont justes. Il retient plusieurs justifications :

    • défendre sa liberté,
    • défendre l’intégrité d’un territoire et de la population qui y réside,
    • se libérer d’une oppression étrangère.

    Il est possible de proposer une autre justification : renverser une tyrannie.
    Leo Strauss pose le problème de la sécurisation des ressources énergétiques indispensables à la survie économique d’un Etat .

    Mais on peut aussi se demander si :

    • penser la guerre juste ne revient pas à théoriser son propre point de vue.
    • vouloir la justice au nom de la guerre ne revient pas à imposer sa propre conception du juste.

    L’auteur évoque la nécessité d’intervenir contre le « mal ». Il s’agit d’une tournure rhétorique mais pas seulement. Ce terme permet une justification à la fois de sa pensée (je suis favorable la guerre) et de son action (j’interviens directement ou indirectement dans le conflit) en se démarquant de l’autre.
    Ce terme montre que l’homme « fait » et qu’il a le fantasme de faire les choses « à son image ». Autrement dit, l’homme s’estimant bon et pensant agir pour de justes raisons et en vue de son propre bien, a le fantasme de faire une guerre juste à l’image de l’idéal qu’il s’accorde à lui-même.

    Le texte révèle la difficulté à s’accorder sur une définition, possible ou non, de la guerre juste. En effet, le problème de la guerre juste est une application du problème philosophique dit du « double effet » : peut-on employer un moyen mauvais en soi (la guerre) pour rétablir un bien (la paix) ?
    Pour certains : cela est possible,
    Pour d’autres : cela est impossible.
    Même si l’attaque est non juste, il semble difficile de poser la défense comme juste parce qu’elle ne serait qu’une réponse proportionnée à l’attaque. Annuler l’a-justice par une situation qualifiée de juste ne saurait répondre à la définition de la justice interprétée comme une vertu.
    En quoi bombarder une ville entière est une action vertueuse, même si l’on pose que le bombardement de Dresde est une réponse proportionnée au bombardement de Coventry ?
    Comment répondre de manière proportionnée à des attaques terroristes que l’on estime illégitimes ?
    Aussi la guerre juste n’est-elle pas improprement présentée comme telle ? Cette notion ne correspond-telle pas davantage à un forme d’idéalisme naïf qu’à une conceptualisation de la réalité de la guerre ?

    Il faut donc s’interroger sur les critères retenus qui permettent de définir telle guerre comme juste et telle autre comme non juste.

    Le terme de « guerre juste » désigne une tradition de pensée.

    L’auteur rappelle que les philosophes et les moralistes de chaque période de l’histoire ont théorisé la notion de guerre juste. En effet, la théorie de la guerre juste a été :

    • énoncée par Cicéron et par Augustin comme la guerre menée par le sage ,
    • codifiée au XIIe s par le décret de Gratien,
    • théorisée sur le plan théologique au XIIIe s par Thomas d’Aquin,
    • « juridicisée » et rationalisée par l’école de droit de Salamanque (Francisco de Vitoria et Suarez) puis Grotius qui définissent la guerre comme la poursuite d’un droit par la force armée mais qui ne doit avoir lieu qu’en dernier recours ,
    • assimilée à un droit de l’État au XVIIIe s par les philosophes comme Emmanuel Kant ou Jean-Jacques Rousseau ,
    • avant d’être redécouverte à partir des années 1970 lorsque les démocraties contemporaines ont été confrontées à une évolution des formes de conflits et des opinions publiques .

    La guerre juste est définie ainsi :

    • la cause doit être juste et en conséquence ne peut être que défensive (la notion de guerre juste est donc une analogie de celle de légitime défense),
    • l’autorité qui la déclare doit être légitime,
    • la paix qui en résulte doit être équitable.

    Cette définition de la guerre juste a ses limites. En effet, selon cette définition :

    • la guerre d’indépendance américaine (1773-1783) n’est pas une guerre juste,
    • l’appel à la résistance du 18 juin 1940 lancé par le Général de Gaulle n’appelle pas à une guerre juste,
    • la guerre préventive contre les massacres et les génocides n’est pas une guerre juste .

    Or il est difficile de remettre en cause ces guerres.

    Mais la notion de guerre juste est une notion toujours construite rétroactivement et, bien que sensée définir le présent et prévenir le futur, elle est en réalité une notion orientée vers le passé.

    La notion de guerre juste est également une doctrine d’action.

    L’auteur interroge les conditions de l’usage de la force par les autorités politiques.
    Barack Obama fait référence à la guerre juste lors de son discours de réception du prix Nobel de la paix en 2009, au moment même où, récemment élu, il relance l’offensive en Afghanistan et au Pakistan .
    Cet exemple révèle deux données :

    • la guerre n’est pas simplement la poursuite de la politique ou de la diplomatie par d’autres moyens
    • il est nécessaire de justifier la guerre.

    La meilleure justification de la guerre, voire la seule acceptable, est de la présenter comme une nécessité. Mais cela ne suffit pas. Il s’agit également de prouver que le comportement adopté est juste, c’est-à-dire conforme :

    • à la vertu,
    • aux normes sociales,
    • à la loi.

    La difficulté est de prouver que le comportement est juste. Tous les belligérants sont convaincus de mener des guerres justes et d’agir justement. Certains estiment même agir selon un idéal de vertu.
    Au Moyen Âge, les autorités religieuses :

    • vantent le modèle du chevalier qui respecte les préceptes chrétiens, y compris durant le combat,
    • interdit les armes déloyales.

    Ex : Le concile de Latran II de 1139 interdit l’usage de l’arbalète entre combattants chrétien.

    • codifie les temps de guerre en imposant la Trêve de Dieu et la Paix de Dieu.

    Le texte mentionne des combattants djihadistes. Ceux-ci présentent la guerre menée comme « sainte ».
    Les Occidentaux ne présentent pas la guerre ainsi. Ils la qualifient de « juste ».
    Mais la guerre peut avoir un but juste, être légale, répondre à une demande sociale, elle n’en est pas pour autant juste puisqu’elle ne correspond pas à un idéal de vertu. En effet, la guerre est a-morale.
    Aussi peut-on se demander, comme l’a fait Georges Minois, si la guerre juste n’est pas une forme laïcisée de guerre sainte débarrassée de toute référence à une quelconque cause divine mais restant suffisamment chargée de référence transcendante afin d’emporter l’adhésion des participants .
    Auquel cas, une guerre juste est d’abord une guerre que les combattants qualifient de juste afin de légitimer leurs actions.

    Aussi la guerre juste n’est-elle pas plutôt une guerre légitime ?

    Une réponse est fournie par Paul Ricoeur. Celui-ci situe le juste entre le légal et le bon. Il distingue ainsi :

    • un juste qui est rattaché au bien,
    • et un juste qui est rattaché au légal .

    Sous cet angle, la notion de guerre juste se restreint.
    La guerre juste devient celle qui limite l’usage de la force selon des critères précis qui justifient à la fois l’entrée en guerre, sa conduite et les conditions de la paix.
    L’homme définit comme juste une guerre qui peut être justifiable et légale mais qui ne saurait être vertueuse.
    La notion de guerre juste est de moins en moins utilisée par les spécialistes qui, s’ils admettent l’existence de causes justes, préfèrent la notion de « conflit à objectifs limités » .
    La terminologie de « guerre légitime » est plus adaptée. Elle montre que :

    • la guerre est légale,
    • qu’elle suscite un consensus.

    Ce terme semble plus adapté pour définir la guerre juste. Mais il a l’inconvénient de ne pas masquer la violence de la guerre.
    Il est important de noter que le consensus au sujet d’un conflit est toujours temporaire. En effet, une population peut trouver un temps le conflit légitime avant de s’en détourner :
    Ex : En 1954, la population française ne s’oppose pas à la politique de maintien de l’ordre de l’État en Algérie ; les sondages d’opinion montrent une évolution à partir de 1956, date à laquelle l’Etat envoie les appelés du contingent.
    Aussi la notion de guerre juste semble-t-elle être d’abord utilisée pour deux raisons :

    • sur le plan collectif : légitimer la violence de sociétés qui se présentent comme pacifique ,
    • sur le plan individuel : atténuer la symbolique de mort auquel la notion de guerre se rattache et éviter, ou au moins atténuer, l’immanquable culpabilité engendrée par la réalisation de l’acte de mort.

    L’image de la violence et de la mort a impact sur la classification d’un conflit comme juste.
    Ex : Une photo a bouleversé l’opinion publique américaine lors de la guerre du Vietnam. Le 8 juin 1972, Kim Phuc est photographiée par Nick Ut fuyant le village de Trang-Bang, à 65 km au Nord-Ouest de Saigon. Elle hurle de douleur après avoir été brûlée lors du bombardement du village par l’aviation sud-vietnamienne .

    Pourtant définir une guerre juste reste une nécessité.

    La chronologie des événements au Moyen Orient et en Afrique du Nord semble donner raison à de Villepin. Les successives interventions au Moyen Orient et en Afrique du Nord n’ont pas assuré la stabilité politique de ces deux régions. Pourtant est-il possible d’accepter une politique refusant toute intervention militaire ?
    L’auteur du texte cite Michael Walzer. En effet, celui-ci propose une réflexion toujours pertinente sur la notion de guerre juste. La question posée est précise : que faire en cas d’agression ?
    Dans Guerres justes et injustes, paru en 1977, Walzer propose une théorie de la guerre juste qui tente d’équilibrer :

    • idéal théorique,
    • portée juridique et morale,
    • et pragmatisme politique.

    Walzer rappelle que la guerre juste est une guerre défensive qui répond à une agression. La guerre juste correspond à une situation de légitime défense.
    Cette définition semble condamner toute intervention extérieure dans un conflit. Il est donc légitime de s’interroger sur l’intervention française au Mali, comme le fait l’auteur du texte. Or, la France a objectivement des raisons d’intervenir : protéger ses ressortissants, sécuriser les Etats frontaliers avec lesquels elle a des accords économiques ou politiques. De plus, la France est intervenue à la demande du gouvernement malien. Autrement dit, l’intervention française est à la fois légitime et légale. Est-elle pour autant juste ?
    Une définition idéaliste de la guerre juste est difficilement tenable. En effet, l’admettre reviendrait à renoncer à toute intervention militaire qu’elle qu’en soit les justifications. Or il serait criminel de penser la guerre en dehors du droit et de la morale. D’abord parce que l’évolution technologique :

    • accentue les écarts entre les différentes armées du monde,
    • fait peser une menace croissante sur les civils.

    1139 : Le concile de Latran II interdit l’usage de l’arbalète entre combattants chrétiens…
    1945 : 2 BA sont larguées sur le Japon…
    Ensuite parce que les populations sont de plus en plus fréquemment confrontées aux groupes terroristes ou aux groupes rebelles ne formant pas d’armée régulière et qui, par conséquent, échappent à la fois à l’identification et aux règles du droit international .

    Walzer propose de définir la guerre juste d’abord par rapport à deux données manifestes :

    • le droit international cherche à d’éviter que n’importe quel acte soit rendu possible au nom de l’a-moralité de la guerre,
    • la guerre engage la responsabilité morale des personnes.

    Depuis les conférences de La Haye de 1864 et 1907, les hommes tentent de créer des règles internationales qui imposent à tous une même définition de la guerre juste.
    Depuis juin 1945, l’ONU :

    • ne cesse d’interdire les guerres offensives ou préventives (article 1),
    • que les interventions validées par le conseil de sécurité (article 2),
    • ne reconnaît que l’existence de la légitime défense (article 51).

    Cette législation n’a pour objectif que de créer un cadre légal de la guerre afin de la rendre plus juste .
    En effet, qu’il soit en temps de paix ou temps de guerre, tout homme continue de disposer de son libre arbitre et de sa responsabilité morale. Il est donc nécessaire de créer un cadre juridique qui lui permette d’exercer au mieux sa liberté de choix et sa responsabilité morale.

    Accepter cette définition restreinte de la guerre juste comme une guerre essentiellement légale, comme le fait Michael Walzer, c’est renoncer à un absolutisme moral selon lequel il est répréhensible de faire le mal pour rétablir le bien . Il est certain que la notion de guerre juste ne se rattache pas à une quelconque vertu de justice.
    Mais accepter cette définition, c’est rappeler que toute guerre implique des prises de décisions qui engagent la responsabilité de tous les agents impliqués. Si la guerre est a-morale, il est nécessaire de rappeler la responsabilité morale des agents jusque dans la guerre. En ce sens, il est nécessaire de définir, aussi précisément que possible, une théorie de la guerre juste.
    Comme l’auteur le rappelle, proposer une définition de la guerre juste ne revient pas à justifier la guerre mais à proposer un cadre théorique, juridique et moral dans laquelle une intervention, nécessaire, devient acceptable.
    Ce cadre définit la guerre juste comme une guerre défensive, légale, à objectifs limités, préparant la paix, durant laquelle États et individus exercent leur responsabilité morale.

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