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Par JMGoglin le 10 Février 2021 à 13:46
"[...] L’histoire englobe un horizon d’événements passés plus large que la mémoire dont la portée est plus réduite et peut sembler engloutie dans le vaste champ du temps historique. De plus l’histoire peut introduire des comparaisons qui tendent à relativiser l’unicité, le caractère incomparable des mémoires douloureuses. S’ajoute à cela la pluralité des perspectives que l’histoire ouvre sur des événements : économique, sociale, politique, culturelle. Enfin, cet effort de compréhension peut donner l’impression que l’on est empêché de juger, de condamner ; contrairement au juge ou au citoyen ordinaire, l’historien n’est même pas tenu de conclure ; son souci est de comprendre, d’expliquer, de discuter et de controverser. Toutes ces raisons font qu’il peut exister un malentendu tenace entre la connaissance historique et la mémoire.
La mémoire collective n’est pas privée de ressources critiques ; les travaux écrits des historiens ne sont pas ses seules sources de représentation du passé ; ceux-ci sont en concurrence avec d’autres types d’écriture : récits de fiction,transpositions au théâtre, essais, pamphlets ; mais il existe aussi des modes d’expression non écrite : photos, tableaux, et surtout films [...] Qui plus est, le genre de discours rétrospectif propre à l’histoire entre en concurrence avec les discours prospectifs, les projets de réforme, les utopies ; bref, les discours tournés vers le futur. Les historiens ne doivent pas oublier que ce sont les citoyens qui font réellement l’histoire – les historiens ne font que la dire ; mais ils sont eux aussi des citoyens responsables de ce qu’ils disent, surtout lorsque leur travail touche aux mémoires blessées. La mémoire n’a pas été seulement instruite mais aussi blessée par l’histoire.
[...] Le devoir de mémoire est souvent une revendication faite par les victimes d’une histoire criminelle ; son ultime justification est cet appel à la justice que l’on doit aux victimes. C’est là que l’incompréhension entre les avocats de la mémoire et les partisans du savoir historique est à son comble, dans la mesure où l’hétérogénéité des intentions est exacerbée : d’un côté le champ assez bref de la mémoire face au vaste horizon de la connaissance historique ; de l’autre la persistance des blessures faites par l’histoire ; d’un côté l’usage de la comparaison en histoire, de l’autre l’affirmation d’unicité des souffrances endurées par une communauté particulière ou tout un peuple [...]. Je suggère que nous unissions la notion de devoir de mémoire, qui est une notion morale, à celles de travail de mémoire et travail de deuil [...] L’avantage de ce rapprochement est qu’il permet d’inclure la dimension critique de la connaissance historique au sein du travail de mémoire et de deuil. Mais le dernier mot doit rester au concept moral de devoir de mémoire, qui s’adresse, comme on l’a dit, à la notion de justice due aux victimes.
[...] L’oubli a aussi un pôle actif lié au processus de remémoration, cette quête pour retrouver les souvenirs perdus, qui ne sont pas réellement effacés mais rendus indisponibles. [...] Se remémorer est une forme de travail [...] L’idée de récit exhaustif est un pur non-sens. [...] L’idéologisation de la mémoire, et toutes sortes de manipulations du même ordre sont rendues possibles par les possibilités de variation qu’offre le travail de configuration narrative de nos récits. Les stratégies de l’oubli se greffent directement sur ce travail de configuration : évitement, esquive, fuite. [...] Il est difficile de démêler la responsabilité personnelle des acteurs individuels, de celle des pressions sociales qui travaillent souterrainement la mémoire collective. Cette dépossession est responsable du mélange d’abus de mémoire et d’abus d’oubli qui nous a amené à parler de trop de mémoire ici et trop d’oubli ailleurs. Il est de la responsabilité du citoyen de se garder un juste équilibre entre ces deux excès."
Paul Ricœur, « Mémoire, Histoire, Oubli », Esprit 3, mars-avril 2006, p. 20-29.
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Par JMGoglin le 10 Février 2021 à 11:48
[...]
Qu'est-ce qui a provoqué cette crise du grand récit national ?
P. N. - Plusieurs événements se sont conjugués : les deux guerres mondiales, puis la guerre d'Algérie et la fin de la conscience impériale, la poussée de la décentralisation, le grippage scolaire, l'insertion européenne, l'émancipation de la jeunesse après 1968, puis celle des groupes ethniques, religieux, sexuels, l'immigration et l'allongement de la durée de vie. Le tout précipité par l'accélération de la transformation du monde due à la mondialisation. Plus profondément, la France vit encore sous le coup de la rupture de structures séculaires, fondées sur la terre et la religion, que le pays a connues plus longtemps que ses voisins. Au lendemain de 1945, la paysannerie employait la moitié de la population active. A partir de 1975, elle en occupe moins de 10%. La déchristianisation s'est accélérée après 1965 et la fin de Vatican II. Enfin l'histoire comme discipline s'est mise aussi à douter d'elle-même. L'Ecole des annales et l'irruption des sciences sociales ont ébranlé l'unité de l'histoire et de la France en faisant apparaître la manière dont la chaîne nationale unifiait artificiellement des réalités démographiques, régionales, religieuses, linguistiques, ethniques, sexuelles, totalement différentes. Mais le choc est surtout venu de nouvelles théories dites de « déconstruction » nées dans les universités américaines. Les historiens ont commencé à questionner le récit historique, les conditions dans lesquelles ils l'écrivaient et à s'interroger sur le discours qu'ils construisaient.C'est alors que « les mémoires » tendent à se substituer à l'histoire ?
P. N. - En quelque sorte. Dès lors que la continuité entre le passé, le présent et l'avenir est rompue, il se produit une sorte de déplacement de l'histoire vers le présent et un télescopage entre celui-ci et la mémoire. La mémoire acquise tend alors à supplanter la mémoire transmise et à exiger de constituer sa propre vérité. Alors que la mémoire transmise comprend tout ce qui se transmet de génération en génération, y compris l'enseignement du récit historique, la mémoire acquise est une mémoire personnelle, liée à des bouleversements ou à des traumatismes, qui, elle, est intransmissible. [...]L'accélération du monde et la montée des mémoires n'affectent pas que la France. Pourquoi cette crise y prend-elle une forme aussi aiguë ?
P. N. - La France cumule tous les paramètres qui la rendent plus vulnérable que les autres pays au surgissement des mémoires. A cause justement de ce rapport très particulier qu'elle entretient avec son histoire. Premier État nation, elle souffre davantage que les autres de l'abandon de souveraineté que suppose la construction européenne. Centralisée, unificatrice, son école, où chacun laissait à la maison ses particularités, souffre davantage des revendications identitaires. [...]
Peut-on considérer les revendications mémorielles comme la manifestation d'une volonté de participer au grand récit national universel que certains qualifient « d'histoire de l'homme blanc hétérosexuel » ?
P. N. - Nous n'avons pas encore de connaissance précise des limites de ces revendications ni de leur nature exacte. En revanche, je suis convaincu que l'histoire a une vertu thérapeutique et qu'elle est une des très rares possibilités de conciliation entre des mémoires antagonistes. Car si l'histoire rassemble, la mémoire divise et sépare. L'historien n'est certes pas le seul juge du passé mais il en est l'ultime garant. Si l'on abandonne cette conscience que l'histoire a de sa propre histoire, son éthique, les modalités de l'exercice intellectuel de la critique, on risque de sortir de l'âge historique. La conscience que la communauté avait d'elle-même a longtemps été historique. Or, je ne crois pas que l'on puisse se débarrasser sans risque d'une conscience positive de soi. Ce qui ne veut pas dire conscience arrogante ou bonne conscience. Mais si cette conscience est uniquement négative, elle ne sera pas d'un grand secours. C'est quelque chose de très difficile à faire comprendre à une société qui ne ressent plus le besoin de se vivre dans le sentiment historique de soi. Les historiens risquent même de lui devenir insupportables. On le sent déjà à travers ces poussées sociales qui résument l'histoire à la mémoire des historiens : « Après tout c'est vous qui le dites, nous nous n'en sommes pas sûrs. » La conscience vécue des bouleversements du siècle a tendance à faire fi du démenti ou de la vérité qu'une vérité scientifique veut leur infliger. [...]
Propos recueillis par Pascale-Marie Deschamps. - Enjeux Les Echos | Le 01/07/2007
http://archives.lesechos.fr/archives/2007/Enjeux/00237-065-ENJ.htm
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Par JMGoglin le 6 Mai 2018 à 11:38
Les historiens considèrent que l'histoire permet de mieux comprendre la situation présente qui résulte d'enchainements de mécanismes causaux et de mieux appréhender l'avenir.
L'histoire et la mémoire sont deux perceptions différenciées du passé. La mémoire est un vécu, en perpétuelle évolution. L'histoire est à la fois une connaissance et une discipline qui répertorie, explique, met en relation les faits passés. Le terme "histoire" vient du grec "historia et désigne à la fois l'enquête et l'ensemble des connaissances acquises par l'enquête. L'historien mène une enquête. Il répertorie des "sources", les classe puis les interroge. Il "reconstruit" les faits et cherche à définir un savoir durable. L'histoire heurte parfois les mémoires en diffusant d'autres interprétations et représentations des événements passés. L'appropriation du passé est complexe. L'histoire se construit à partir d'une méthode de collecte et d'interrogation des sources. Mais les mémoires revendiquent d'être tout autant légitimes.
Jean-Marc Goglin
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