• Qatar Coupe du Monde

    La Coupe du monde de foot,

    un exercice de soft power de plusieurs milliards de dollars pour le Qatar

     

    Avec l’organisation de la prestigieuse Coupe de monde de football, le Qatar, petit émirat immensément riche, met le point final à un master plan géopolitique de plus de trente années.
    Commençons par des chiffres ahurissants: avec des investissements de 220 milliards de dollars – soit 20 fois ce qu’a dépensé la Russie il y a quatre ans – la Coupe du monde de football au Qatar est de loin la plus chère de tous les temps. L’État du Golfe a dépensé des montagnes de cash pour construire sept stades futuristes, une nouvelle ligne de métro, des routes et des hôtels pour accueillir, selon les estimations, 1,5 million de fans au cours des quatre prochaines semaines.
    Cet événement fera augmenter de 50% la population du Qatar, qui compte près de 3 millions d’habitants, dont à peine 15% d’autochtones et près de 25% de ressortissants indiens. Pour faire de la place, les "travailleurs non essentiels" ont été renvoyés dans leur pays d’origine, les écoles seront fermées pendant un mois et le télétravail sera mis à l’honneur. Une force de police internationale a été mise en place et des milliers de caméras sont censées étouffer dans l’œuf tout incident impliquant des fans, ce qui soulève d’emblée la question de savoir comment le Qatar – qui adhère au wahhabisme conservateur – réagira si un drapeau arc-en-ciel fait son apparition dans ou aux alentours d’un stade.
    220
    MILLIARDS DE DOLLARS
    Avec des investissements de 220 milliards de dollars – soit 20 fois ce qu’a dépensé la Russie il y a quatre ans – la Coupe du monde de football au Qatar est de loin la plus chère de tous les temps.
     
    Ce casse-tête opérationnel vient s’ajouter aux problèmes auxquels le pays et la Fifa (la Fédération internationale de football) sont confrontés depuis longtemps. Depuis l’attribution de la compétition au Qatar en 2010, une ambiance de pots-de-vin et de corruption règne sur la Coupe du monde 2022. Les nombreuses allégations d’achat des votes de la Fifa ont systématiquement été rejetées, même si le FBI américain a conclu, après avoir mené sa propre enquête, que des pots-de-vin avaient bel et bien été versés. L’ancien patron de la Fifa, Sepp Blatter, a encore récemment qualifié "d’erreur" l’attribution du tournoi au Qatar.
    Mais la majeure partie des manifestations d’indignation portent sur le recours à de la main-d’œuvre bon marché pour la construction des infrastructures. Dans leurs rapports, les organisations de défense des droits de l’Homme parlent d’esclavage moderne ayant provoqué la mort de milliers de travailleurs. Le Qatar reconnaît officiellement trois morts et souligne que les conditions de travail se sont grandement améliorées. Les critiques sont exacerbées par des rapports faisant état du non-respect des droits des femmes et des LGBTQ et de l’impact sur le climat de ce tournoi particulièrement énergivore.

    "Fondamentale-

    ment, cette compétition tourne autour de la survie du Qatar dans la région du Golfe."

    PROFESSEUR DE SPORT ET DE GÉOPOLITIQUE À LA SKEME BUSINESS SCHOOL
     
    Ainsi, vue à travers le prisme occidental, la Coupe du monde semble a priori un flop, un tournoi à scandale artificiel qui suscite à peine l'enthousiasme des sponsors et du grand public. Mais selon Simon Chadwick, professeur de sport et de géopolitique à la Skeme Business School, les choses ne s’arrêtent pas là. Chadwick fait des recherches depuis des années sur le Qatar et la Coupe du monde. "Fondamentalement, cette compétition tourne autour de la survie du Qatar dans la région du Golfe. Dans ce champ de mines géopolitiques, cela fait des décennies qu’il navigue avec succès entre de grandes puissances telles que l’Arabie Saoudite et l’Iran. En créant du goodwill via le sport et une forme de soft power, le petit émirat intègre la Coupe du monde dans sa stratégie plus large pour assurer son propre avenir."

    Koweït

    Ce master plan qatari remonte à la fin du siècle dernier, plus de 20 ans après que le pays, trois fois plus petit que la Belgique, a découvert le plus grand gisement gazier au monde. "Jusque-là, le Qatar était un protectorat britannique habité par des peuples pauvres du désert vivant de la pêche aux perles, et qui, il est vrai, avait connu un certain développement grâce à l’exploitation pétrolière", poursuit Chadwick. "Mais il a fallu attendre son indépendance en 1971, et en particulier les bouleversements des années 1990, pour que les Qataris deviennent un des peuples les plus riches au monde."
    Un moment important de son histoire fut l’été 1990, lorsque 100.000 soldats irakiens ont envahi le Koweït sur l’ordre du dictateur Saddam Hussein. Comme le Qatar, le Koweït est un mini État riche en matières premières. Son invasion brutale par l’Irak, rapidement étouffée par une coalition formée entre autres par les États-Unis et l’Arabie Saoudite, a provoqué une onde de choc au Qatar. "Depuis lors, sa survie est quasiment devenue une obsession", explique Chadwick. "Le spectre d’un Koweït 2.0 est devenu fondamental. C’est à ce moment-là qu’ont été posées les fondations du Qatar actuel."
    Il est également significatif que l’homme à l’origine de cette transformation du Qatar en "nouveau riche", le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani, se soit retrouvé aux avant-postes lors de cette Guerre du Golfe. Sous sa direction, les divisions de tanks qataris ont contribué à repousser les Irakiens, ce qui a fait de lui un héros adulé qui a succédé à son père en tant qu’émir après un coup d’État non violent en 1995. Ce n’est qu’en 2013 que l’émir Hamad a cédé sa place à son fils et actuel chef de l’État, Tamim ben Hamad Al Thani.
    L’émir Hamad a lancé le moteur de l’immense richesse du Qatar: l’exploitation des énormes gisements de gaz, qui font du pays, avec les États-Unis, le principal exportateur de gaz naturel liquéfié (GNL). Depuis la guerre en Ukraine et la mise à l’arrêt des exportations de gaz russe, les finances de l’État ont explosé. Le gaz et le pétrole représentent près de 65% du PIB qatari, ce qui en fait, avec le Luxembourg, le pays au PIB per capita le plus élevé au monde.

    Investissements étrangers

    Grâce à cette manne financière, le Qatar a pu mettre le turbo sur sa stratégie de soft power et de développement économique grâce aux investissements étrangers. Dans ce contexte, la création du fonds d’investissement étatique Qatar Investment Authority (QIA) en 2005 a joué un rôle majeur. Le fonds gère 461 milliards de dollars d’actifs dans de nombreuses industries et secteurs, et comprend plusieurs sous-véhicules comme Qatar Sports Investments (QSI) et la Qatar Museum Authority (QMA).
    "L’objectif est de créer la plus grande dépendance possible pour un nombre de pays aussi important que possible", ajoute Chadwick. "Prenons l’exemple de la France, où les protestations contre l’organisation de la Coupe du monde au Qatar sont légion. Au cours des dernières décennies, le Qatar a investi 25 milliards de dollars dans le pays, ce qui oblige tout simplement la France à intégrer le Qatar dans ses relations internationales."
    Comme l’explique Chadwick, le Qatar s’est révélé maître dans l’art de "l’interdépendance". La dépendance énergétique occidentale en est la manifestation la plus marquante. Ce n’est pas une coïncidence si la ministre fédérale belge des Affaires étrangères, Hadja Lahbib, a justifié sa visite – très critiquée – au Qatar en mentionnant l’importance de l’émirat en tant que partenaire gazier. Les chiffres de la fédération sectorielle Febeg montrent qu’en 2020, la Belgique a importé 11,8% de son gaz naturel du Qatar.
    Aux plans militaire et diplomatique, le Qatar se présente aussi habilement comme l’ami de tous. Peu après les attentats de New York le 11 septembre 2001, les États-Unis y ont établi leur base aérienne régionale, un investissement de 1 milliard de dollars, offrant du même coup au pays un parapluie militaire. Mais les liens du Qatar avec la Turquie et l’Iran sont aussi au beau fixe et l’émirat accueille des organisations controversées comme les Frères musulmans, le Hamas et les talibans. Par l’intermédiaire de la chaîne de télévision publique Al Jazeera, une autre arme importante, le Qatar a, selon les critiques, attisé les protestations pendant les "printemps arabes". En 2017, cela a conduit à un boycott de l’Arabie Saoudite, des Émirats Arabes Unis, de Bahreïn et de l’Égypte, dont le Qatar est sorti indemne après sa levée en 2020.
    Et c’est sans compter avec la myriade de participations de la QIA dans de nombreuses entreprises. Elles vont d’Exxon Mobil à Boeing, en passant par Siemens, Volkswagen et Deutsche Bank, sans oublier les investissements dans l’immobilier à New York et Paris et dans le grand magasin de luxe londonien Harrods. Lorsqu’Elon Musk a racheté Twitter pour 44 milliards de dollars, la QIA y a discrètement investi 375 millions de dollars.
    Le sport est également un domaine d’investissement populaire. Depuis des années, le logo de Qatar Airways figure sur les maillots du FC Barcelone. Via la société étatique Beln Media Group, la société faîtière de dizaines de chaînes de télévision, le Qatar dispose d’un ensemble de droits de diffusion exclusifs dans le domaine du sport au Moyen-Orient, dont ceux de la Premier League. Et le pays est devenu un hub où, depuis 2004, une trentaine de grands événements sportifs ont été organisés, allant des championnats du monde de cyclisme, d’athlétisme et de gymnastique, de tournois de tennis, à un grand prix de Formule 1 et aux Jeux Asiatiques.
    Le point d’orgue de cette stratégie fut la reprise du prestigieux club de football français, Paris Saint-Germain, qui, 18 mois après l’attribution de la Coupe du monde de football au Qatar, s’est retrouvé aux mains de Qatar Sports Investments. "Il est difficile de trouver meilleur exemple de soft power", estime Chadwick, qui vit et travaille à Paris. "Lorsque je vois des gamins en rue avec leurs maillots du PSG, ils s’identifient au club et à Messi ou Neymar. Ils ne pensent pas aux violations des droits de l’Homme lors de la construction des stades."

    "Lorsque je vois des gamins en rue avec leurs maillots du PSG, ils s’identifient au club et à Messi ou Neymar. Ils ne pensent pas aux violations des droits de l’Homme lors de la construction des

    stades."

    SIMON CHADWICK
    PROFESSEUR DE SPORT ET DE GÉOPOLITIQUE À LA SKEME BUSINESS SCHOOL
     

    Nouvel ordre

    La grande question est de savoir si la Coupe du monde aura le même impact. Les nombreuses critiques et l’éventuel chaos organisationnel, sous les yeux du monde entier, ne risquent-ils pas de faire exploser la stratégie du Qatar? "En réalité, nous ne connaîtrons que dans dix ans les pertes ou profits ‘nets’ de la Coupe sur le bilan de sa soft power", poursuit Chadwick. "La mémoire collective fait parfois des bonds étranges. À l’approche des Jeux Olympiques au Brésil, des rapports apocalyptiques sur le virus zika dominaient les médias au Royaume-Uni. Six ans plus tard, il ne reste que la fierté des Britanniques pour les nombreuses médailles remportées par ses athlètes."
    Le Qatar réussira-t-il à utiliser la Coupe du monde comme un tremplin pour diversifier son économie en réduisant sa dépendance au gaz et au pétrole? La question reste ouverte. "Le tourisme a le vent en poupe et l’aéroport est un point de transit important. Mais je ne vois toujours pas émerger d’autres secteurs de l’économie", ajoute Chadwick. "L’esprit d’entreprise ne fait pas réellement partie de la culture qatarie. Les citoyens ne paient pratiquement pas d’impôts et le gaz et l’électricité sont quasiment gratuits. Les pétrodollars et les investissements étrangers joueront encore longtemps un rôle majeur."

    "De plus en plus de pays non démocratiques accueillent les grandes compétitions sportives internationales. L’Occident doit encore trouver sa place sur ce nouvel échi-

    quier."

    SIMON CHADWICK
    PROFESSEUR DE SPORT ET DE GÉOPOLITIQUE À LA SKEME BUSINESS SCHOOL
     
    Pour Chadwick, il ne fait aucun doute que la Coupe du monde au Qatar sera l’écho d’un ordre mondial assorti de nouvelles règles. "Nos recherches montrent que les appels au boycott se font surtout entendre en Europe occidentale et du nord et aux États-Unis. Mais dans une grande partie de l’Asie et du monde arabe, les populations sont plutôt fières que la Coupe du monde soit organisée dans ce coin de la planète. Au même moment, on ne peut que constater que de plus en plus de pays non démocratiques, comme la Chine, le Qatar et la Russie, accueillent de plus en plus les grandes compétitions sportives internationales. Dans cette course, l’animosité qui règne entre les États du Golfe ne devrait pas disparaître, avec l’Arabie Saoudite en ligne de mire pour la Coupe du monde de football en 2030 et le Qatar qui lorgne les Jeux Olympiques de 2036. Vous remarquerez que l’Occident doit encore trouver sa place sur ce nouvel échiquier."
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