• Les oubliés de la mondialisation

    Texte : http://blog.ac-rouen.fr/lyc-bloch-notes/2014/01/29/les-oublies-de-la-mondialisation/

     

    La mondialisation est un phénomène complexe et ambigu. Pour certains, elle est synonyme de nouvelles opportunités rendues possibles par l’accroissement des échanges. Pour d’autres, à l’inverse, elle a généré un appauvrissement, une marginalisation culturelle et sociale aggravée par une dilution des responsabilités et l’absence de volonté des États à garantir le respect des droits fondamentaux. En 2013, 10% de la population mondiale possède 46% de la richesse mondiale. 98 700 personnes disposent d’une fortune de plus de 50 millions de dollars. Il y aurait entre 970 millions et 1, 76 milliard de pauvres dans le monde. Ainsi la mondialisation se présente-telle sous la forme d’un phénomène clivant, signifiant pour les uns une intégration au « village global » mais frappant les autre d’exclusions multiformes. Les modalités de la mondialisation ont un effet démultiplicateur : à mesure que les personnes « intégrées » le sont de plus en plus, les « oubliés » se retrouvent de même de plus en plus rapidement confinés aux marges de la société internationale. Qui sont les exclus ? De quoi sont-ils exclus ?

     

                Les « oubliés » sont nombreux et variés. Ce sont d’abord des « petits paysans victimes du déclin de l’agriculture ». Le choix de certains pays du Sud de favoriser les agricultures d’exportation a exclu des échanges les petits agricultures, incapable d’investir, de s’agrandir et de se moderniser. En Inde, les ruraux représentent les 2/3 de la population et les 3/4 des pauvres. L’État se désintéresse totalement de leur sort. Certains agriculteurs étaient déjà « sans terre », d’autres l’ont perdu. L’ouverture des frontières les ont mis en concurrence avec les exploitations des pays industrialisés. Les producteurs mexicains de maïs ont ainsi progressivement disparu, incapables de rivaliser avec les producteurs de États-Unis. Ce sont également des individus « issus d’une sous-classe urbaine », plus difficiles à identifier : certains ont connu l’exode rural mais n’ont pas trouvé d’emploi ; d’autres sont des citadins plus anciens non qualifiés sur les nouveaux marchés urbains de l’emploi. Tous vivent dans la précarité et la pauvreté. Ils se livrent à l’« économie informelle », aux trafics, à la prostitution… La pauvreté est présente partout mais elle est de plus en plus un phénomène urbain. Elle est calculée par l’Indice de Pauvreté multidimensionnelle. En France, la pauvreté touche surtout les femmes. Les « oubliés » sont les « oubliés » de la mondialisation mais aussi des politiques de développement et d’aménagement des États. Ils sont également les « oubliés » des entreprises. Certaines entreprises locales profitent de leur situation et de la faiblesse administrative des États en ne déclarant pas leurs employés, leurs revenus et en contrôlant les marchés en s’appuyant sur des réseaux.

     

                Les « oubliés » sont exclus des villes. Dans les pays du Sud, ils vivent dans des périphéries non intégrées au centre-ville. Ils vivent dans les bidonvilles de Lagos, de Rio… En 2014, un milliard de personnes vivraient dans des bidonvilles. Ils sont exclus des infrastructures. Au Caire, seulement 20 à 30% des foyers sont raccordés à l’eau courante. 10% n’ont pas accès à l’eau du tout. Les « oubliés » sont exclus du centre des villes qui « ne se distingue plus guère des riches villes d’Occident ». Les grandes villes du Sud comme Le Caire, Bangkok ou Katmandou ont réussi s’intégrer à la mondialisation, à développer leurs activités de services et transformer leur paysage urbain. Les enseignes étrangères implantées dans les centres-villes révèlent cette insertion rapide et manifestent l’enrichissement d’une partie de la population. Les « oubliés » sont exclus de la consommation. Ils sont pauvres et n’accèdent pas aux marques. Leur objectif est d’abord de « survivre ». Les « oubliés » sont exclus de la mondialisation. Ils ne bénéficient pas de l’accès aux NTIC, à l’information et à la formation. Les bidonvilles du Caire n’ont qu’une ou deux écoles publiques. Les « oubliés » vivent repliés sur eux-mêmes, dans un autre espace, coupé du reste du monde, et dans un autre temps, plus long.

     

    Les « oubliés » éprouvent un « sentiment d’injustice ». La confrontation permanente avec l’« opulence quotidienne » génère un sentiment de « frustration ». Ils se comparent aux classes moyennes qui symbolisent l’intégration à la mondialisation et l’accès à la consommation. En 2013, 50% des habitants les plus pauvres de la planète ne possèdent que 1% de la richesse mondiale. Ils désirent accéder au mode de vie des classes moyennes. Leur moyen d’expression prend la forme de « manifestations ». La crainte des élites est de voir ces populations se soulever et mener une révolte. L’accès inégal aux ressources productives, telles que la terre, le capital, les compétences ou les services de base, contribue à créer ou à exacerber les tensions sociales et ethniques, souvent aggravées par l’absence de politique économique et sociale. En Inde, les statistiques montrent que les musulmans, les dalits (les ex intouchables) et les adivasis (aborigènes) installés dans les campagnes sont les plus touchés par la pauvreté. Le danger d’explosion sociale existe : 15 des 20 pays les plus pauvres du monde ont connu un conflit majeur au cours des 15 dernières années. Mais « le mot d’ordre n’est pas la révolution mais une meilleure redistribution ». Ces populations n’adhèrent pas à la lutte des classes de type marxiste. Ils souhaitent non pas changer la société existante mais s’y agréger. Or les États du Sud ne disposent pas d’une tradition d’État providence. La redistribution de la richesse ne touche que ceux qui s’intègrent au marché de l’emploi.

     

    La mondialisation est-elle responsable de ce phénomène en « choyant » les uns et en « oubliant » les autres ? Cet anthropomorphisme est simpliste pour trois raisons. La mondialisation ne se limite pas à mettre en concurrence les territoires et les populations même si cette concurrence existe. L’insertion des pays du Sud dans la mondialisation a permis l’émergence de certains pays et l’enrichissement d’une partie de la population jusque là à l’écart. Par exemple, Singapour exporte plus en valeur que la Russie. 20% des millionnaires existants dans le monde sont issus des BRICS. La deuxième raison est que la mondialisation n’est pas responsable de tous les maux. Lorsque l’État chinois constate l’aggravation des inégalités sur son territoire, il ne fait que constater que l’échec de sa propre politique de développement amorcée en 1978. 15% de sa population serait pauvre. L’État chinois a favorisé l’aménagement et l’enrichissement des zones littorales au détriment de l’arrière-pays. Troisième raison, les dysfonctionnements constatés à l’échelle mondiale sont aussi ceux constatés à l’échelle des États. Autrement dit, les hommes reproduisent les mêmes fonctionnements et dysfonctionnements quelle que soit l’échelle géographique à laquelle ils agissent. La nouveauté est que la mondialisation fait des gagnants et des perdants aussi bien au niveau des États qu’au sein des sociétés, aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. En France, 17000 personnes vivent dans 400 bidonvilles. La population vivant dans les bidonvilles ne cesse d’augmenter : 6 millions de personnes supplémentaires chaque année. Les crises financière et économique récentes révèlent que les classes moyennes sont menacées. Leur angoisse est le déclassement.

     

    Des efforts sont parfois entrepris. Avec un indice de Gini de 0,547 le Brésil est un des pays les plus inégalitaires au monde. Après 2003, le gouvernement brésilien, sous la présidence de Lula, a tenté de mettre en œuvre des réformes sociales pour atténuer les disparités sociales. Le programme bolsa familia est innovant : augmenter le niveau d’éducation pour rompre la transmission générationnelle de la pauvreté. Au Maroc, Casablanca espère devenir une ville sans bidonvilles à partir de 2015. En Inde, les dalits installés en ville bénéficient d’une politique de discrimination positive. Ces politiques sont nécessaires. Dans le cas contraire, la crainte est la perte de confiance dans la volonté et la capacité des politiques à atténuer ces inégalités à parvenir à « moins d’injustice ».

     

    Pour prolonger :

    En France : http://www.lagazettedescommunes.com/217534/les-taux-de-pauvrete-des-100-plus-grandes-communes-de-france/

    Dans le monde  : http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/dossier_pauvrete_carto.pdf

     

     

    Laure Bezot et Jean Marc Goglin 

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