• Etude : Le modèle laïque turc

    Ariane Bonzon — 11 février 2015 à 7h09 http://www.slate.fr/story/97819/turquie-laicite

     

    1. La laïcité turque, ce n'est pas la séparation de l’Eglise (ou plutôt de la Mosquée) et de l’Etat

    Depuis 1928, l’islam n’est certes plus déclaré religion de l’Etat. Mais la laïcité turque n’est pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Elle est le contrôle de la religion dominante par l'Etat. Si elle s’inspire du modèle français, c’est dans sa volonté de supprimer toute influence de la religion sur les affaires publiques.

    […] L’objectif des fondateurs de la République turque était d’éviter que la religion ne s’érige en contre-pouvoir tout en voulant utiliser la religion musulmane dominante comme instrument de légitimation du nouveau pouvoir.

    1. L’islam sunnite bénéficie d’un régime particulier

    La Direction des affaires religieuses (Diyanet), directement liée au Premier ministre, a été créée pour assurer le contrôle de l’islam sunnite (le courant de l’islam dominant) qu’elle traite différemment des autres courants musulmans (chiites, alévis) et des minorités religieuses. Autrement dit, le sunnisme est tout à la fois contrôlé et favorisé. […]

    Ce sont les théologiens du Diyanet qui rédigent chaque semaine le prêche du vendredi, lequel peut traiter de sujets aussi divers que la contraception, la lutte contre le terrorisme, la protection de l’environnement ou bien encore de la «Guerre de l’Indépendance» (1919-1922). Le texte du prêche est envoyé dans toutes les mosquées afin que les imams le lisent aux fidèles. De même, les cours obligatoires de religion donnent la priorité à la connaissance de l’islam sunnite.

    Dans certains pays –dont la France– les pratiques et la vie religieuse des Turcs sunnites vivant à l’étranger sont réglées par un attaché religieux, fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et rattaché à l’Ambassade.

    1. Les Alévis sont les premières victimes de la laïcité turque

    Comme seule une des branches de l’islam a été prise en main et bénéficie de l’appui de l’Etat, la liberté religieuse (l’un des aspects essentiels de la laïcité à la française) est loin d’être totale en Turquie. Aucune aide d’aucune sorte n’est accordée aux minorités musulmanes non sunnites. Et en premier lieu aux Alévis, qui pratiquent un culte hétérodoxe et syncrétique. Et les chiites, beaucoup moins nombreux, se plaignent de la même façon. […]

    En 2007, la CEDH a condamné la Turquie sur recours d'un Alevi parce que l'enseignement obligatoire de la religion à l’école porte essentiellement sur le sunnisme (c’est en fait un véritable catéchisme) et qu’il ne pouvait pas dispenser ses enfants de ces cours obligatoires comme le peuvent les non-musulmans. Les Alévis protestent régulièrement contre cet enseignement [...].

    1. Le port du voile est désormais autorisé partout

    Le port du voile dans les services publics et les établissements d’enseignement a longtemps été interdit en Turquie même si, en fait, aucun texte ne l’interdisait spécifiquement. […] progressivement, avec l’affirmation de l’emprise du gouvernement «islamo-conservateur» de l’AKP, cette interdiction a perdu de sa force. […]

    1. Les minorités non musulmanes sont protégées... selon le traité de Lausanne

    […] Car le traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923 est consacré dans sa section III à la protection des minorités non musulmanes. Les minorités peuvent s’organiser en fondations (vakif), avoir leurs écoles, leurs hôpitaux. La rénovation de leurs églises et les salaires de leurs prêtres sont à la charge de leur communauté.

    Mais les autorités administratives et judiciaires adoptent une interprétation restrictive du Traité de Lausanne, avec par exemple la privation progressive pour les fondations du droit d’acquérir, d’hériter ou de récupérer des biens immobiliers. De plus, la jeune République turque (1923) ayant repris très largement le code civil suisse et le code pénal français, les minorités religieuses ont décidé d’abandonner certaines règles spécifiques en matière de famille, par exemple, que leur avait accordées le traité de Lausanne.

    Dans un premier temps, le gouvernement du Parti de la Justice et du développement (AKP) et son Premier ministre Recep Tayyip Erdogan avait donné des signes forts en direction de ces communautés en assouplissant la loi sur les fondations ou bien en autorisant la suppression de la mention de la religion sur les cartes d’identité.

    Mais le discours de ces dernières années, beaucoup plus polarisant et «islamisant», va dans le sens contraire. Conclusion: les communautés non-musulmanes sont protégées sur le papier; dans la pratique c’est plus problématique.

    1. La charia ne s'applique pas en Turquie

    […] Depuis 1923, la République turque en rejette et les règles, et le principe même, comme contraire au principe de laïcité. La Constitution interdit en effet toute influence de la religion sur les normes ou les institutions du pays: donc, pas de règles du droit musulman, même pour les relations familiales, pas de référence à la charia comme source du droit, pas de tribunaux islamiques, pas de savants ou de muftis pouvant édicter des règles ou des fatwas, pas de jurisprudence islamique.

    D’ailleurs la Cour européenne des droits de l’homme (à laquelle adhère La Turquie) a affirmé que la charia était incompatible avec la démocratie et les droits de l’homme dans un jugement qui déclarait que la dissolution du Refah (Parti du bien-être), prônant l’instauration de la charia en Turquie, était bien conforme à la Convention des droits de l'homme.

    Reste que la charia régit également les obligations rituelles des croyants, et notamment les «cinq piliers de l’islam»: ainsi pour le jeûne, les prières, voire, de façon plus extensive, les prescriptions alimentaires ou vestimentaires. Or ces normes sont respectées par une grande majorité de la population turque. Alors, si les sanctions ne sont, certes, pas juridiques, elles n’en sont pas moins réelles. Et les pressions sociales de plus en plus fortes ces dernières années.

    1. Erdogan cherche à réduire l'impact du principe de laïcité, pas à le supprimer

    Malgré ce que l’on croit, l’Etat moderne turc n’a pas hésité à instrumentaliser la religion que l’Etat a prudemment placée sous son contrôle. Aussi, depuis que le multipartisme fonctionne (c'est-à-dire depuis 1946), au gré des alternances et des coups d’Etat militaires, nombreuses sont les réformes qui ont renforcé le poids de la religion dans les affaires publiques.

    En 1950, l’arabe a remplacé le turc pour l’appel à la prière. En 1982, pour contrer le développement du communisme, l’armée –pourtant identifiée comme un bastion de la laïcité– a rendu obligatoires les cours de religion dans les écoles primaires et secondaires. Le Président Erdogan a poursuivi et amplifié cette tendance. Il continuera, sans aucun doute, à réduire l’impact de la laïcité dans la vie sociale, et peut-être à redorer la place de la religion et de ses serviteurs et dignitaires dans la vie publique.

    Mais de là à supprimer le principe de la laïcité, dans ses implications juridiques et politiques, il y a un gouffre : cela supposerait pour commencer de modifier fondamentalement la constitution, qui déclare que le principe de laïcité fait partie des dispositions intangibles qui ne peuvent être modifiées et dont la modification ne peut être proposée. Il faudrait ensuite revoir l’ensemble des codes, pour y introduire des éléments de la charia, etc.

    On peut dire que les Turcs se servent «à la carte». L’establishment laïque insiste sur la neutralité d’une sphère publique non confessionnelle. Les intellectuels islamistes s’attachent à la liberté de conscience et de religion et ferment les yeux sur les autres éléments. Quant à l’égalité religieuse des citoyens, elle n’intéresse ni le premier ni le deuxième groupe.

     

    Consigne : Comment s’articulent le politique et le religieux. Montrez que le pouvoir politique s’appuie sur le religieux pour gouverner tout en assurant sa primauté.

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