• Etude : « La guerre d’Algérie dans les mémoires française et algérienne »

    […] Différents groupes mobilisent leur propre vécu des drames de la guerre, dans le cadre de revendications mémorielles qui, difficilement conciliables, semblent devoir s’exclure mutuellement.

    2 C’est surtout depuis une dizaine d’années que ce besoin de mémoire s’est affirmé. Plusieurs séries d’événements doivent être pris en compte. En juin 1999, l’Assemblée nationale adoptait la décision de nommer « guerre d’Algérie » ce qui n’était auparavant qu’une « opération de maintien de la paix ». Ce changement politique s’accompagna de l’apparition de nouveaux témoignages, par d’anciens insurgés algériens, par d’anciens combattants, qui tantôt exprimèrent de la repentance, tantôt revendiquèrent des crimes perpétrés pendant la guerre. Cette tension mémorielle résulta également d’un renouveau historiographique lié à l’ouverture d’archives permettant de nouvelles recherches, comme la thèse de Raphaëlle Branche sur la torture par l’armée française.

    Plusieurs événements, donc, venant soutenir un mouvement de fond plus général : une tendance de plus en plus marquée au retour de mémoires douloureuses, comme en Allemagne à propos des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, en Israël concernant la relecture par une nouvelle génération d’historiens des événements fondateurs de la société israélienne, ou encore aux États-Unis au sujet de la guerre du Vietnam. […]

    3 En France, cette guerre des mémoires est l’expression de groupes pour lesquels les drames de la guerre d’Algérie constituent un facteur d’identité d’autant plus significatif qu’ils constituent des minorités (harkis, pieds-noirs, immigrés algériens…). Elle prend la forme de revendications concurrentes, qui se sont amplifiées surtout depuis la fin des années 1990. Dans une inflation des propositions commémoratives, chaque groupe se mobilise autour de l’événement qui cristallise ses griefs : les pieds-noirs (Français d’origine européenne, installés en Afrique du Nord jusqu’à l’époque de l’indépendance) se rassemblent autour de la date du 26 mars 1962, qui vit l’armée française réprimer dans le sang une manifestation de l’Organisation armée secrète (OAS) à Alger. D’autres proposent de commémorer le 19 mars 1962, date des accords d’Évian, qui mit un terme à la guerre.

    B. Stora souligna l’impossibilité pour un pays de construire sa mémoire autour d’une défaite militaire. Il est ainsi impossible d’accorder les acteurs sur une date, car les positions sont largement irréconciliables. Alors que certains peinent aujourd’hui encore à accepter la perte de l’Algérie, aucun personnage ou événement historique ne peut faire l’unanimité et rassembler. En février 2005, le vote par l’Assemblée nationale d’une loi rappelant le « rôle positif de la colonisation », sous l’influence de nostalgiques de l’Algérie française, ne faisait que crisper plus encore les positions.

    4 En Algérie, la question se pose très différemment : les Algériens n’ont que faire des états d’âme des Français concernant la guerre. Le conflit est ici une « guerre d’indépendance » et représente une victoire, un événement fondateur. Après la guerre, le Front de libération nationale (FLN), auréolé de sa victoire, se constituait en parti unique et s’emparait de manière exclusive du pouvoir. L’État issu de l’indépendance s’appropria alors la construction mémorielle et l’instrumentalisa en vue d’asseoir sa propre légitimité. Il passa ainsi sous silence les conflits qui opposèrent les nationalistes algériens pendant ou après la guerre, comme les meurtres entre nationalistes ou le massacre de plus de trois cents villageois à Melouza par le FLN, en mai 1957. Récemment, en Algérie aussi, s’observe un retour mémoriel qui se traduit par la réhabilitation de certains noms – les « pères maudits » du nationalisme algérien – comme Messali Hadj ou Abane Ramdane, tous deux tués par le FLN dans le cadre de conflits algéro-algériens. Les jeunes générations algériennes mettent aujourd’hui en cause la récupération politique de la mémoire de l’indépendance par l’État algérien. Elles revendiquent une évolution démocratique, qui passe par une relecture de la mémoire de la guerre monopolisée par le FLN. Le processus mémoriel doit alors, pour certains, se libérer de l’appropriation politique qui en a été faite, pour servir de tremplin à un changement démocratique.

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    Référence électronique

    Juliette Guilbaud et Rodolphe Keller, « « La guerre d’Algérie dans les mémoires française et algérienne »  », Revue de l'IFHA [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 30 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/ifha/128 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ifha.128

     

    Consigne : Après avoir expliqué pourquoi il existe des mémoires du conflit (et non une seule), vous rappelerez pourquoi les mémoires françaises et algériennes sont si différentes puis vous présenterez le rôle des Etats dans le maintien de ces mémoires antagonistes. 

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